Climatopolitique et géo-ingénierie. En vue de la COP21.

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“Pour sauver la civilisation de la surchauffe, pas moins de 40 000 « experts » vont s’y retrousser les manches à faire la manche devant les actionnaires du désastre.”

Après les navets de Rio en 1992 et de Copenhague en 2009, on va rejouer la dernière chance en supplémentaires début décembre à Paris, dans le cadre de la COP21. Pour sauver la civilisation de la surchauffe, pas moins de 40 000 « experts » vont s’y retrousser les manches à faire la manche devant les actionnaires du désastre. C’en est évidemment une tout autre paire que de savoir s’ils pourront les détrousser gré à gré… L’aéroport du Bourget, lieu des conférences, n’est-il pas connu pour accueillir le plus grand salon de l’aéronautique au monde ? C’est l’ironie du sort de notre pauvre espèce que de devoir, pour héberger une coordination mondiale de la lutte aux changements climatiques, s’en remettre aux infrastructures qui les ont provoqués. Il en faudra des avions, des SUV, des satellites, des datacenters et des câbles de fibre optique pour relever le fardeau qu’ils ont posé sur le monde. C’est entendu, une régulation mondiale du désastre suppose d’abord un surcroît de mondialisation. Se jeter à l’eau pour échapper à pluie, quelque chose comme ça.

Quand on se prend à répéter la dernière chance, c’est sûrement qu’elle est déjà passée. Qu’on se retrouve encore à bord du vaisseau spatial Terre, à chercher la marche arrière tout en maintenant l’accéléré : mais où sont-elles, les clés ? Quand bien même on en couperait le moteur, rien ne pourra nous ramener de l’apesanteur où l’on s’est projetés. Le CO2 a cette propriété de demeurer dans l’atmosphère plus longtemps que les déchets nucléaires n’en prennent pour perdre leur radioactivité. Et à l’heure présente, il n’y en a jamais eu davantage dans l’air, ni davantage de rejeté. De ce carbone-là, nous n’avons pas encore encaissé les effets. Aucun virage ne pourra contourner cette réalité que le mal déjà fait est probablement supérieur à celui que nous pouvons supporter. C’est à glacer le sang, certes, comme par réaction de défense à la chaleur ambiante. À coup de maîtrise humaine on se retrouve à fourmiller dans une détresse purement somatique. Lorsqu’on arrive trop peu trop tard, c’est souvent parce qu’on en a fait trop beaucoup trop tôt.

La COP21 arrive à point chaud, pour clore l’année la plus cuisante de l’histoire de l’humanité. Les températures de 2015 ont effectivement dépassé les maximums non seulement de l’histoire de la météorologie, mais des derniers 11 000 ans – période dont la tempérance a permis l’essor de l’agriculture. Détrônant à ce titre 2014 – et toutes les années qui depuis 1977 ont systématiquement été au-dessus de la moyenne sur terre –, les sept premiers mois de 2015 ont été les plus chauds à jamais être enregistrés, depuis 1880. Au dernier jour de juillet, le mois le plus chaud connu par les vivants, les habitants d’une ville iranienne de 100 000 habitants comme Bandar Mahshahr ont pu faire l’expérience d’une température de 74°C – près du double du maximum de l’année précédente. Il n’y a, comme on le sait d’expérience, que le Québec qui est demeuré à l’écart de cette fièvre planétaire, pour se prendre bien au contraire une dégelée de vortex polaire, comme un concentré d’excédent glacial. Alors que des Prairies à la Côte ouest, Hélios a fait des ravages…

On n’aurait pas plus imaginer au réchauffement conséquence plus saillante : à l’année la plus chaude correspond celle des plus grands feux de forêts jamais constatés. De l’Alaska, où plus de 5 millions d’acres – la grosseur du Connecticut – qui sont partis en fumée, à la Californie, où 11 000 pompiers ont été dépêchés pour repousser les flammes des zones habitées, les feux ont dévoré des territoires hallucinants, 45 000 km² au Canada. Ils ont commencé avec des sécheresses – la plus grande en 1000 ans en Californie étant directement imputable à l’accaparement de quantités d’eau absurdes par les rizières et les amandiers – et ne finiront vraisemblablement qu’avec les premières neiges. Et cette fois-ci, ce n’est pas que les épinettes boréales et bosquets désertiques qui brûlent, mais des forêts anciennes comme celle du parc national d’Olympic. Quant à elle, la faune subit une énième décimation, elle qui n’allait déjà pas très fort, avec la mort de la moitié des animaux sauvages en 40 ans.

C’est sans doute cette validation frappante des ravages l’ère caniculaire qui donne à la COP21 son caractère crucial. Jusqu’alors, la hausse des températures de 0,8°C depuis la Révolution industrielle restait abstraite ; on pouvait même y rêver sa vie en shorts. Mais l’été dernier, l’écrasement solaire a donné un sens corporel à cette différence infime. À chaque dixième de degré supplémentaire, le corps fait l’épreuve d’un nouveau seuil de tolérance. Et l’esprit craque de concevoir combien il faudra en franchir encore pour que de l’addition surgisse une différence de nature. Où donc s’arrête le piton de la fournaise ? Les températures grimpent maintenant plus vite qu’elles ne l’ont fait dans les dernières 4,5 milliards d’années. Dix fois plus vite que durant l’extinction permienne, qui avait eu raison de 90% des espèces marines, il y a de ça 252 millions d’années. Seulement les conditions de possibilité de cette extinction de masse avaient prises des centaines de milliers d’années pour se former, alors que nous avons précipité la nôtre en moins d’un siècle.

Voilà ce que nous avons fait : nous avons excavé les restes d’énergie solaire concentrés dans les formes de vies préhistoriques et décantés dans les souterrains, pour les brûler à vive allure dans une espèce de psychose accélérationniste – la moitié des combustibles fossiles ont été consommées depuis les années 1980. Ce faisant, le carbone accumulé par des millions d’années de vie organique s’est soudainement retrouvé dans l’atmosphère, retenant les rayons solaires dans un effet de serre, pour causer le réchauffement qu’on commence tout juste à apprendre à connaître.

De cela, qui est pourtant si simple, de la raison d’être même du problème, qu’en dira la COP21 ?

Rien pour arrêter l’irrésistible accélération, soyez-en sûrs. Puisqu’il lui faudrait alors aller à l’encontre de l’économie qui, en tant que somme des échanges, tient dans la multiplication et la mise en circulation des intermédiaires sa raison d’être. Avec des commanditaires comme Air France, Gaz de France Suez, BNP Paribas et Renault Nissan, il y a fort à parier que le greenwashing l’emportera haut la main sur toute autre prérogative.

On peut même se hasarder à croire qu’à l’issue des négociations, une certaine « modeste proposition » restera sur toute les lèvres, comme un gage pour la poursuite des dernières chances. Après l’échec prémédité de la COP21, nous risquons fort d’entrer dans l’âge de la géo-ingénierie.

Dans Les Apprentis sorciers du climat, Clive Hamilton fait un portrait saisissant de ces entreprises prométhéennes visant prendre le contrôle du climat par des moyens techniques. On y apprend avec stupéfaction qu’à force de lobbyisme sur tous les panels, ses apôtres David Keith et Ken Caldeira ont su convaincre, après Richard Branson et Bill Gates, jusqu’à l’éminente Royal Society de ses bienfaits. Avec ces milliards alignés d’emblée, la dérision incrédule avec laquelle nous avions l’habitude de recevoir de telles idées risque de tourner jaune bien vite.

En dehors de la construction de 1300 purificateurs d’air d’un km2 ou de gigantesques miroirs dans la stratosphère, les projets de géo-ingénierie se divisent en deux volets. Le premier vise l’ensemencement des océans, pour améliorer leur capacité de pompage du carbone. Comparé aux 38 000 milliards de tonnes de Co2 stockées dans les mers, les 10 milliards d’émissions annuelles par les êtres humains paraît dérisoire. Pourquoi alors ne pas y refourguer le carbone extrait du sous-sol et rejeté dans l’atmosphère ? Il suffirait de favoriser la prolifération du bon phytoplancton, pour qu’il capte le carbone à la surface et, bouffé par de plus gros poissons, coule avec eux jusqu’au fonds des mers – en espérant qu’il y reste assez longtemps pour que nous trouvions une meilleure idée. Or la nature est ainsi têtue qu’une maladie en provoque une autre, tout y est loop et cercle vicieux. Ainsi le réchauffement des océans – et ils n’ont jamais été aussi chauds – amenuise considérablement leur capacité d’absorption du carbone, tout comme leur acidification. Soit : on n’a qu’à y balancer de la chaux ! ExxonMobile jubile rien qu’à l’idée, parce que la production de chaux exige beaucoup de gaz naturel, dont il ne faudrait pas oublier d’enfouir les déjections à leur tour. Sinon, il y a toujours la roche calcaire. Mais il faudrait en extraire des quantités cinq fois supérieures à la production annuelle des USA, avant de les disséminer avec une flottille de près de 4000 navires (10% de la flotte mondiale). Décidément, tout ça n’est pas si facile… Dire que si l’on arrêtait complètement d’émettre du Co2 aujourd’hui, l’océan continuerait à se réchauffer durant au moins 40 ans ! Et nous qui voulions tasser sous le tapis le carbone malencontreusement tiré de sa cachette… mais toujours ces maudites complications !

Mais la géo-ingénierie a une autre solution en poche, et beaucoup plus vraisemblable : l’érection d’un « bouclier solaire ». Il s’agirait d’influer sur l’albédo, le facteur de réflexion des rayons solaires par les nuages. Soit en se débarrassant des cirrus – nuages tout à fait inutiles, qui empêchent les rayons de ressortir de l’atmosphère –, en ajoutant du triiodure de bismuth – substance tout à fait inoffensive, aux pots d’échappement des avions de ligne, qui deviendraient du coup éco-friendly au possible. Soit en s’inspirant des éruptions volcaniques pour d’augmenter la réflexivité des nuages en y dispersant des aérosols soufrés, à l’aide de bateaux, d’avions ou même d’immenses tuyaux. Capter, en somme, « le soufre avant qu’il ne pollue la basse atmosphère pour finalement l’injecter dans la haute atmosphère. » Or la vaporisation devra impérativement être ininterrompue, sous peine de raviver le réchauffement d’une manière tout à fait imprévisible, et très certainement décuplée. C’est le même problème avec le soufre dans l’atmosphère : bien qu’elle cause 500 000 décès prématurés par année, la pollution au soufre contribue à refroidir la planète. Au point où l’arrêt immédiat des émissions provoquerait en dix ans une montée drastique des températures de 4°C en Arctique – la fonte assurée des glaciers et la libération du méthane du pergélisol, dont le facteur de réchauffement est cinq fois plus grand que le Co2. C’est la situation impossible à laquelle nous somme enchaînés : de devoir continuer à polluer pour repousser le couperet dans l’attente de mieux.

Évidemment, la dispersion d’aérosols est purement cosmétique. Elle permet surtout de poursuivre la catastrophe sans en ressentir les effets, tout en justifiant le déploiement de dispositifs astronomiques pour en gérer les expédients en temps réel et continu. Ce n’est donc pas un hasard si les pétrolières, principales productrices de soufre, se montrent encore une fois particulièrement enthousiastes. Malgré ses résultats imprévisibles – un éclaircissement des nuages du Pacifique provoquerait des pluies en Amazonie alors qu’une pulvérisation de l’Atlantique sud y produirait une sécheresse fatale –, il y en a même pour soutenir le déploiement d’un bouclier solaire en dépit du climat : pour lutte contre le cancer de la peau et améliorer le rendement agricole.

Loin de retarder sa réalisation, la relative méconnaissance de la bio-ingénierie par le grand public maintient un néant juridique qui risque fort de permettre au premier venu de se prendre pour Dieu. Les brevets étant privés et les coûts de production relativement bas, tout un marché pourrait se constituer à l’abri des regards – sans mentionner les intérêts géostratégiques concurrents des États. En 2012 déjà, le milliardaire californien Russ George est parvenu à déverser 100 tonnes de sulfate de fer dans le Pacifique nord pour en retirer des crédits carbone, sans que le gouvernement canadien ne se sente particulièrement inquiété. Quant aux aérosols, « aucun texte ne peut actuellement empêcher un individu de déployer un bouclier solaire ». La course est lancée !

Quant à la COP21, elle s’évertue déjà à statuer sur le réglage idéal du thermostat global. Et voilà : à 11°C, l’humanité pourrait vaquer avec un maximum d’efficacité à ses diverses activités. Mais il faudra d’abord, à partir d’une planète tout à fait récalcitrante, fabriquer ce vaisseau climatisé. Il faudra faire de la Terre une entité complètement humanisée, et là ce sera un ticket sans retour. Ou bien l’avons-nous déjà pris depuis longtemps ? Il y a certes « quelque chose de profondément pervers dans l’idée de construire une infrastructure industrielle gigantesque pour traiter les émissions de carbone générés par une autre infrastructure industrielle gigantesque. » Que faudra-t-il de plus pour constater combien le progrès charrie le désastre ?

Il est maintenant avéré que le réchauffement climatique risque d’empêcher la prochaine ère glaciaire. Une fois surmonté l’humanisme du progrès vers la catastrophe, est-il tâche plus noble que de rendre à la Terre sans nous le repos de ses saisons ? Pour sûr, « la solution technique offre la promesse d’un substitut à l’instabilité d’une ‘révolution’ ». C’est dire que si l’Anthropocène rend indécidables nature et la culture, il n’est guère plus possible de considérer le climat isolément de la politique. Rappelons que la guerre syrienne fut précédée par une des sécheresses le plus fulgurantes de l’histoire, avec l’évaporation de 117 millions d’acres d’eau potable – l’équivalent de la mer Morte ! Les mauvaises récoltes, la montée des prix, la mort du bétail, l’exode rural (1,5 millions de déplacés) et la soif de vengeance ont suivi tout naturellement. Assurément, on ne pourra éviter de se rendre à cette guerre-là qu’en en menant de front une autre. La nôtre, pauvres bêtes saisonnières…